Henri Michaux
« Misérable miracle » et « L’infini turbulent », in « Œuvres complètes II »
Un matin de janvier 1955, Henri Michaux embarque, en compagnie de Jean Paulhan et Édith Boissonnas, sur la « plage d’envol » de son appartement de la rue Séguier, en prenant de la mescaline. Il s’agit d’un alcaloïde extrait du peyotl, cactus mexicain utilisé par les Indien·nes des tribus huichol et tarahumaras comme une plante divinatoire au cours de cérémonies rituelles : la substance reine pour Michaux, celle qui fera passer aux yeux d’un Ernst Jünger le L.S.D pour « un chat domestique, comparé au tigre royal ».Si pour tout l’équipage de la rue Séguier ce premier voyage se solde par un échec (les hallucinations faisaient trop « pacotille »), Michaux n’en poursuit pas moins dans les mois et les années qui suivent de nombreuses expériences sous mescaline. De ces expériences découlent des centaines de dessins et cinq ouvrages publiés entre 1956 et 1966 : Misérable miracle (in : Œuvres complètes II, Gallimard, 2010), L’infini turbulent (in : Œuvres complètes II, Gallimard, 2010), Paix dans les brisements (in : Œuvres complètes II, Gallimard, 2010), Connaissance par les gouffres (in : Œuvres complètes III, Gallimard, 2004, catalogue) et Les grandes épreuves de l’esprit (in : Œuvres complètes III, Gallimard, 2004, catalogue).Dans son approche des drogues, Michaux prend explicitement ses distances avec Baudelaire et l’époque dont il fut le témoin, laquelle y cherchait plutôt une ivresse paradisiaque susceptible d’arracher aux douleurs et monotonies du quotidien (Coleridge, Quincey, Poe…). Ce souci qu’a Michaux de ne pas faire des drogues un usage artificiel mais d’en attendre un enseignement positif, le place également en rupture avec la génération suivante (Huxley, Cocteau… et même Artaud).Michaux publie presque immédiatement les résultats de ses expériences, aussi « misérables » soient-elles au début. Ainsi est-il permis d’assister à toute l’évolution de sa pensée, depuis les premières notes tracées dans la surprise et l’effroi des visions inaugurales, jusqu’à la synthèse et l’interprétation dernière qu’il en donnera dans les Addenda de Misérable miracle le (in : Œuvres complètes II, Gallimard, 2010).Le poète renoue par la mescaline avec ce monde de la mystique dont il avait à l’adolescence fait son refuge et gardé une forme de nostalgie. Mais le caractère mystique des expériences mescaliniennes de Michaux remet aussi en question l’acte littéraire lui-même. Dans ces expériences limites, le dire du poète, comme celui des mystiques, se heurte à l’indicible. Et ce n’est plus seulement la vie du poète qui en jeu, mais l’écriture elle-même. Plongé tout entier dans ce monde métaphysique dont il fait l’expérience sous mescaline, Michaux n’est pas loin parfois de tuer en lui l’écrivain (et le peintre) pour rechercher une forme d’« essentiel » dont l’écriture pourrait le détourner. Ainsi écrit-il dans L’infini turbulent (in : Œuvres complètes II, Gallimard, 2010), « je m’occupe à prendre des résolutions, convaincu cette fois de ce qui compte réellement dans la vie. Assez des bagatelles de l’art. Il me faut changer, dès demain, entrer dans la voie de la libération, la voie sainte. »Mais cette tension n’est-elle pas le ressort-même de l’œuvre poétique d’Henri Michaux ? N’est-elle pas ce qui confère justement à ses écrits une valeur qui dépasse la littérature, puisque sur son terrain-même ils la mettent en question ?Quelque chose pourtant retient Michaux sur la voie sainte de la renonciation où la littérature eût fait faillite, quelque chose qui ne tient pas simplement au fait qu’il s’agisse d’expériences volées (car déclenchées par la drogue, dont Michaux ne sous-estime jamais l’artificialité). Quelque chose qui tient peut-être à la nature de la vocation qui fut la sienne. Par tous les gouffres, Michaux a cherché ce que les hommes d’ordinaire font tout pour oublier. Il a voyagé si loin dans l’abîme, comme Orphée, pour en rapporter une lumière perdue. Mais au moment où, de retour, il aurait pu trouver le repos en savourant sa prise, Michaux se tourne à nouveau vers l’abîme. Sa vie est une lutte sans cesse réamorcée vers cet unique « essentiel » qu’il poursuit avec toutes les ressources de son génie.
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